Yvan Morin, Méditations oniriques. De la physiologie ficinienne à une émergente raison platonicienne apte à rendre ses idées représentatives, Paris, L’Harmattan, 2025.

Dans la suite de Ficin et la Modernité, puis De quel Zoroastre à quel Dieu ?, mes Méditations oniriques partent d’une expérience personnelle, mais sociohistoriquement contextualisée d’où mieux cerner son sens. Elles se dégagent, s’étayent et se sous-tendent de la mise au jour de la physiologie ficinienne au ressort d’un principe de vie si distinct de celui de Descartes qu’impulsant et révélant une raison platonicienne émergente bien avant que pure. Une telle raison met en jeu un conatus original et distinct de celui de Spinoza, car elle en est d’autant apte à perdurer avec et en l’âme qui s’y éveille à elle-même en même temps que de sa fantaisie (ou imagination productrice), laquelle risque autrement de la faire plonger dans le corps et s’y perdre en quelque hasardeuse représentationnelle mise en scène purement circonstancielle. L’âme agit en particulier par la chaleur naturelle pour rendre les aliments digestes et maintenir d’autant physiologiquement son corps tout le temps de sa vie en ce monde qu’elle peut alors y opérer par sa fantaisie jusqu’en ses sens.
L’âme maintient tellement en vie son corps le plus mortel au point de perdurer avec lui en ce monde qu’en jaillit le grand symbole de sa propre immortalité. De Ficin à Rabelais, l’en fêtent les biens-ivres, non sans l’évoquer, au gré de la fantaisie alors mise en jeu comme ce dont s’éveiller à soi-même. Par l’âme, la vie végétative, avant la naissance, se poursuit jusqu’après la naissance lors de l’animale mise en jeu fantaisiste jusque des sens, si caractéristique de l’enfance, comme d’où ensuite advenir à elle-même en son intelligence propre qu’est sa raison, à maturité adulte. Non seulement la raison émerge en l’âme s’en éveillant d’autant à elle-même que de la fantaisie risquant de la faire plonger dans le corps, mais elle lui permet de l’y ressaisir pour plutôt en cerner et tirer des figures par lesquelles rendre les idées représentatives, à la fois universelles et aptes à si bien exemplifier que se valider auprès du réel.
Chez Ficin, la vue et l’ouïe se joignent avec une émergente raison platonicienne émerveillable, comme vecteur privilégié des arts. Le sous-jacent tact les articulant ne s’y restreint que s’y révèle plus général tact pancorporel ferme et tendre comme sens universel de l’âme distinguant l’humain des autres animaux. Certes, les arts distinguent les humains entre eux et les ramènent au plus intime d’eux-mêmes, d’autant au plus près de leur propre singularité et de celle de toute existence que de l’origine si divine (une et bonne) du monde en irradiant de beauté, les touchant et les incitant à créer eux aussi des œuvres, de naturelles à humaines. S’y révèle le tact : être ainsi touché donne sens jusqu’à son propre toucher en ses propres gestes. L’esprit en émerge et s’y matérialise. La grande tâche imaginaire de tout mythe de distinguer l’humain de l’animal s’aperçoit ne se poursuivre par la fantaisie que s’y cerner en son sous-jacent substrat animal propre. La physiologie ficinienne en est syntagmatique et paradigmatique. S’en révise jusqu’à sa teneur par ailleurs cartésienne. Une critique ficino-rabelaisienne de l’itérativité cartésienne la révèle dubitative bien avant que pensante et métaphysique.
En effet, c’est au songe que puise Descartes pour faire tout le contraire de sa morale provisoire au point de générer, puis exercer un doute enveloppant l’imagination et les sens comme d’où penser, bien avant, en se dotant d’un Malin génie, de formaliser ce doute comme premier mode de pensée au gré de son concept comme deuxième mode de pensée et d’enchaîner par affirmer ou non, selon que voulant ou non, jusqu’en l’imagination et les sens. La mise au jour de l’itérativité dubitative révèle qu’il n’y a pas tant itérativité que réitérativité pensante, fort téléologisante et logiquement formalisante (bien avant Hegel usuellement et ultérieurement considéré expliciter cette téléologie et cette logique) : les premiers modes du doute, enveloppant de sa genèse et son exercice imaginer et sentir bien avant de se formaliser, s’y trouvent alors et seulement alors après coup et à rebours faits ses derniers modes de pensée. Comme chez Rabelais, le doute existentiel (fort fantaisistement panurgien au point d’en être hébété en ses sens au moment du contact avec le sceptique éphectique Trouillogan) perdure dissimilairement de sa ressaisie intellectuelle (pantagruélique, l’attribuant à la malignité du monde aggravée) en sa raison (si gargantuesque et apte à s’apercevoir du doute même, en-deçà et au ressort de sa pensée). Il en surgit à rebours avant de s’y surseoir comme d’où se reprendre à rebours de lui-même, a fortiori à rebours de son à rebours propre (dit dissimilarisant) et ce, depuis le doute d’emblée intellectuel cartésien se présumant tant s’opérer d’avance à son encontre que pouvoir l’en refouler et l’en condenser en inconscient (qui ne se thématise tel que depuis le Ça nietzschéo-freudien perdurant sous l’hégélianisme téléologisant et logiquement formalisant qui explicite entre-temps ce qui en est trop longtemps resté implicite chez Descartes lui-même). Le Descartes dit canonique se révèle être un Rabelais inversé, au gré du fameux « je pense, donc je suis » si usuellement ainsi tronqué au point de s’ignorer s’énoncer plutôt « je pense, donc je suis quel (ou ce que) je suis », si ce n’est en semblant devancer, alors même que s’imposant au contraire toujours plus après coup et à rebours de sa propre « âme par laquelle je suis ce que je suis », du fait de ses modes de pensés mirant itérativement à l’envers ses modes de doute et a fortiori tout ce qu’ils enveloppent du puissant imaginaire ficinien à même les sens. Rabelais l’annonçait déjà : science sans conscience n’est que ruine de l’âme, de fait autodestruction ruinant depuis la pensée dite scientifique sa propre âme sous-jacente dont pourtant elle émerge en s’y trouvant générée, mais s’y déniant d’autant telle pour l’en surdéterminer et s’y imposer à son propre encontre. Se révèle que l’âme d’emblée pensante est une tension autocontradictoire prête à exploser à tout moment, voire à se projeter telle jusque dans le corps fait corps-cadavre, au point de le faire éclater et s’y juxtaposer ses parties censées y reposer les unes contre les autres, parmi d’autres tels corps en un monde soi-disant plein dont la création initiale par Dieu se continuerait et se prouverait par sa propre vie tout aussi présumée en durer telle, d’autant granulaire et muable que plus liquide que bien des corps plus durs. Son dualisme surgit d’un tel rapport de l’âme avec elle-même, en s’identifiant d’autant à sa seule pensée que s’occultant la générer bien avant de pouvoir en être surdéterminée et donc a fortiori, bien avant et même si jusqu’en le corps, alors qu’elle s’y tronque en s’y occultant, projetant et considérant plus isolément, et ce, depuis son coémergent inconscient sous-jacent, autant refoulant et dichotomisant l’éveil que se radicalisant et l’en hantant en faisant retour. Ce n’est pas l’un des moindres apports inspirés d’une critique ficinienne que de le mettre au jour. En retour, Ficin s’enrichit d’un questionnement dubitatif qu’il n’avait guère pu s’intégrer à son époque et éclaire, via Rabelais, tout ce cheminement menant jusqu’à Descartes. Il suffit d’y introduire Montaigne qui intervient au beau milieu de la traduction française d’œuvres de Ficin par Guy Le Fèvre de la Boderie pour s’y apercevoir de l’inflexion de la problématique ficinienne par celle de Pic de la Mirandole comme ce qui prépare et annonce Descartes (lecteur de Montaigne). Ficin emprunte et dégage d’Épicure la conscience du moment pour que l’âme ne se résorbe plus dans le corps, mais l’excède au point d’en maintenir la physiologie et d’en perdurer avec lui en ce monde. C’est ce moment (étymologiquement issu du mouvement) dont Descartes fait abstraction pour en abstraire l’instant au ressort, non plus seulement de la transitivité mirandolienne, mais de l’itérativité, dont tout inverser, au point de ne la tirer du monde dubitativement considéré qu’en l’oubliant s’opérer dès ce doute et en la faisant conjointement passer avec le monde lui-même en la pensée. L’ego cartésien ressaisit tant (ré)itérativement en pensée le monde qu’il s’en fait accroire et s’en fabule d’emblée maître et possesseur, à l’aune de son idée de Dieu n’advenant plus comme son auteur et celui du monde)qu’au gré de la seule idée de lui-même et du Malin génie qu’il s’est opposé comme venant entre-temps se substituer d’autant à Dieu qu’à ce monde même et a fortiori à sa malignité d’emblée à inverser en ordre à y imposer en même temps que s’affirmer à son encontre et s’en tenir à lui seul. Tout à l’inverse, Ficin s’intègre Épicure comme d’où du même coup s’intégrer les milieux aristotélico-dantesques de vie (végétaux, animaux, humains chez qui la raison est plus qu’angélique sous guidance de Béatrice) en les intériorisant ontogénétiquement (au gré de l’âme dans le corps où être végétative avant la naissance et, via les aliments rendus digestes, jusqu’après la naissance, alors qu’opérant par le corps au gré des sens, mais à sa fantaisie, et par son intelligence propre qu’est sa raison qui advient à maturité et est apte à se cultiver mentalement jusqu’à la béatitude auprès de Dieu). Il les intègre en tant qu’aristotélico-thomistes en en cernant l’être, mais dont dégager l’enchaînement des catégories d’êtres, surtout ainsi vivants et en quelque sorte annonciateurs de l’évolution darwinienne, donc de la phylogenèse avec laquelle faire correspondre toute cette ontogenèse, à tout le moins du progrès qui s’en constitue et déploie de Rabelais et Montaigne au XIXe siècle. Progression s’entrecoupant de parenthèses régressives faisant tout y refluer de Descartes à Hegel et s’en condensant telles en Ça nietzschéo-freudien en perdurant alors néanmoins d’autant au fond de soi que toute impulsion se refoule et s’autonomise en pulsion fort inconsciente.
Progression pour autant que faisant place au courant, non seulement freudo-kleinien, mais winnicottien, lui-même magnifié par un apport jungien, surtout sa quaternité s’intégrant la chrétienne Dormition orientale en Assomption occidentale. Celle-ci s’est déjà poursuivie en éveil ficinien, au gré du devenir de la fantaisie, du sein du rêve sous-jacent au songe s’emplissant et révélant l’âme jusqu’en son émergente raison à et même en l’Image si pour être aussi Verbe de Dieu qu’est le Fils que le Père n’envoie en envoyant l’Esprit-Saint par lequel s’en concevoir et s’incarner du sein de sa Mère qu’en germer, vivre, mourir et revivre. Le Fils fait de sa propre Ascension aussi l’Assomption de sa Mère qu’il élève avec lui auprès du Père d’où envoyer à son tour l’Esprit-Saint, comme son Paraclet, guider son Église dont elle symbolise le corps le plus matériel, mais mystiquement unifié, et lui la tête, où vient se loger la part de l’esprit la plus pensante, et ce, de la Terre au Ciel, à la façon de l’oxymore géokinétisme héliocréé et héliocentré ficinien, a fortiori une fois devenu copernicien et la réforme calendaire grégorienne effectuée. L’enseignerait la carte du Monde dans le jeu du Tarot de Marseille. Comme le Bateleur y enseignerait la capacité de jongler avec ses quatre éléments (donc, sa physique dont émerge l’enchaînement des catégories d’êtres vivants chez Ficin), là où le Chariot enseignerait la tension de l’âme platonicienne face à ses tendances inverses (figurées par deux chevaux) au bien et au mal à y circonscrire, si elle se mesure et s’assume en sa croisée des chemins en sa propre vie… Un tel substrat matériel, autre que le cerveau, externalise l’imaginaire onirique, certes, mais en préservant son élan métaphorisant d’où symboliser, et le fait se mesurer à sa tendance à autrement se densifier en pur fantôme (surtout si cartésien) en lieu et place, sous façade et à l’encontre de la réalité.
Évolutivement, au plus près de son substrat stricto sensu neurophysiologique, le rêve émerge avec les mammifères et, via les primates, se poursuit chez l’humain apte à l’aborder de façon méditative, ce qui l’en transfigure d’emblée en songe, du simple fait d’y être présent à soi, d’en apercevoir le processus autoréflexif forgeant l’esprit et bientôt empli de dieux, voire de Dieu, sinon de ne plus le faire opérer qu’inconsciemment, selon sa seule neurophysiologie sous-jacente, voire de l’y refouler. Nul ne singe (imite), s’il ne songe (a fortiori mémétise), au point que la révolution ficino-copernicienne ne culmine en réforme calendaire grégorienne et l’astronomie ne s’en autonomise de l’astrologie qu’en faisant du rêve l’ultime refuge : le Ciel ne peut devenir matériel qu’avec une Terre où survient de sous le songe et avec le rêve une physiologie au seuil de sa propre matérialité. D’ailleurs, selon Ficin, le songe matinal est le plus prophétique. S’y laisse entrevoir tout le processus d’éveil qui est alors mis en jeu, du sommeil à la veille, de la suspension des sens à leur mise en action. Le songe, débordant des mythes et s’emplissant des dieux, voire de Dieu, glisse en rêve révélant son fort matériel substrat neurophysiologique, comme nature au sein de nous d’où l’apercevoir aussi nous environner et Dieu y advenir et en créer quelque monde.
À la façon de l’autruche couvant son œuf du regard pour l’en faire éclore, Dieu crée le monde selon un oxymore géokinétisme d’emblée héliocréé et héliocentré qui se fait copernicien héliocentrisme héliostatique (selon un Soleil moyen calculé au centre de l’orbe terrestre quasi circulaire et dont toutes les parties ne se lient en son propre centre qu’à la façon de ce qu’il en est déjà de la Terre depuis Ficin). Ce ficino-copernicien système référentiel de coordonnées (au sens einsteinien) est à établir entre et du géocentrisme géostatique ptoléméen (radicalisé chez Tycho-Brahe et Descartes) au véritable héliocentrisme, galiléo-képlo-newtonien. La physiologie ficinienne fait s’y inscrire et constitue le substrat d’où émerger avec sa raison apte à en rendre ses idées représentatives.
Le devenir imaginaire humain s’est effectué du mythe, d’emblée pansocial, à la fantaisie, d’emblée plus individuelle, ce dont la révolution se radicalise de néolithique agricole à citadine étatisante, au seuil de l’Antiquité qui resurgit avec et de sous le Moyen-Âge à la Renaissance. Ficin y cerne la tension inhérente à toute âme, de son imagination productrice (ou fantaisie), risquant de la faire se tourner, s’immerger et opérer par le corps au point de s’y oublier (« inconscientiser »), à son éveil à elle-même, au gré d’une émergente pensée inhérente à son intelligence propre qu’est sa raison, si pure sa pensée puisse-t-elle devenir, a fortiori si se présumant l’être d’emblée (comme de Pic à Descartes). Et ce, du maintien de la vie physiologique de son corps en ce monde à sa propre perdurance selon une idéation s’apercevant en son exigence d’en devenir représentative, sans se réduire et confondre avec une représentationnelle mise en scène d’elle-même jusqu’en tout objet, a fortiori si n’y distinguant pas en son apparaître ce qui en est construit et en est retenu de ce qui y relève plutôt de sa réalité même.
